2.6.11

Liliana GUDERSKA, 3 juin 2011


Retour sur l'accrochage dans Hublots du soir.

Geste barbare
(vidéo HDV - durée : env. 7 mn)


« Au cœur d'une forêt, en pleine nuit se dresse, tel un arbre à cinq branches, une imposante silhouette en forme de main semblant sortir de terre. Sa surface sombre et poreuse s'apparente à celle d'un mur criblé de balles, ou d'os calciné.




Il s'agit non d'une création de la nature mais de l'artiste Liliana Guderska, qui a ainsi incarné l'immanité de l'Homme, en mimant à la fois des gestes rituels et des actes guerriers : "J'ai choisi d'exécuter mon action dans une forêt car il s'agit de l'environnement dans lequel l'homme se sent le plus en harmonie avec la nature. Ce lieu l'a abrité, protégé et nourri pendant la Préhistoire. J'ai pris comme point de départ de mon travail les peintures rupestres et notamment les empreintes de mains. Inspirée par cette forme, je l'ai creusée dans la terre, en imaginant quels gestes les hommes archaïques auraient pu effectuer. J'ai ensuite versé dans la cavité plusieurs kilos de cire noire, matériau noble et ancestral dont la texture, une fois durcie, évoque le corps. J'ai extrait cette sculpture de la terre, et l'ai posée verticalement sur la terre. Je l'ai alors souillée et incendiée de napalm-B, l'invention humaine la plus horrible qui soit. Même si elle est aujourd'hui interdite, cette arme facile à fabriquer ne pourra être éradiquée, et restera comme une tâche sur l'Humanité."



L'artiste a symbolisé par le façonnage d'une main – premier outil de travail, mais également signe distinctif de l'homme – toute l'ambivalence et le paradoxe de ce dernier, à la fois créateur et destructeur. La main humaine, contrairement à la main du singe, est en effet guidée par un esprit libre qui lui permet, en plus de s'adapter au monde, d'agir sur lui. L'expression " porter la main sur quelqu'un ", reprise par Jean Améry pour le titre de son ouvrage traitant du suicide Porter la main sur soi, illustre parfaitement la puissance potentiellement ravageuse de cette partie du corps.

La sculpture, qui semble tirer sa force de racines enfouies dans le sol, paraît tout aussi irrationnelle et mystérieuse que la présence de la vie sur Terre. Faite de cire, elle est fragile et vulnérable, comme peut l'être l'environnement face à l'homme, la nature face aux intempéries, mais aussi l'homme face à la nature, et l'homme face à son semblable.
L'immolation par le feu de l'objet créé rappelle le comportement meurtrier de l'homme qui fabrique lui-même les armes avec lesquelles il se détruit et fait la guerre, et les techniques qui anéantissent le milieu dans lequel il vit. Barbare et archaïque, ce geste l'est. Le feu étant symbole même de la civilisation, lorsqu'il est utilisé comme arme en temps de paix, il apparaît comme antisocial, car opposé à l'ordre.

Depuis l'invention du feu grégeois, utilisé par les Byzantins pour défendre leur Empire des envahisseurs, jusqu'à celle du napalm-B pendant les guerres du Vietnam et de Corée, ou encore de la bombe atomique, la civilisation n'a eu de cesse de mettre sa technique au service du massacre des peuples qu'elle jugeait de " barbares ". Or Montaigne dans ses Essais, en énonçant que " chacun appelle 'barbarie' ce qui n'est pas de son usage " n'a-t-il pas mis en évidence le danger d'inéluctable autodestruction qu'encourait l'Humanité ?
Celle-ci est signifiée dans Geste Barbare, par l'image de la toute-puissance de la main enflammée, que l'on retrouve notamment dans les représentations du dieu hindou ambivalent Shiva.

Mais le feu est également un support du sacré qui, lors de certaines fêtes d'origine païenne comme celle de la Saint-Jean, permet d'accéder à un in illo tempore, au temps du passage du Chaos au Cosmos.
C'est aussi le caractère rituel de la guerre, mis en évidence par Roger Caillois, que l'artiste met en scène. L'artiste semble ainsi poser les questions suivantes : si une telle force est inhérente à l'homme, comment l'inverser afin qu'elle devienne créatrice ? Et si cette barbarie artistique montrait à l'Homme toutes les potentialités que sa liberté lui offre ? Et si l'art constituait une distraction plus grande que celle de tuer ? Peut-être ce renversement des valeurs ponctuel et inoffensif qu'effectue Liliana Guderska est-il nécessaire afin de mettre en évidence la possible régénération de la société par l'art. Peut-être rompt-elle ainsi avec toute idée de fatalité historique, pour affirmer la responsabilité de l'Homme, qui peut et doit choisir entre massacre et génie.»
Christine BUSSET
Master 1 Muséologie, Paris IV La Sorbonne
Février 2011