Ne pas les déranger. Ils sont éclairés d’une lumière infime, en clair-obscur, à peine dans la pénombre peut-on les discerner. Une dormeuse, un dormeur, deux intranquilles apaisés, des silhouettes que l’on devine « presque ». Rien n’est appuyé ou vraiment défini, en suspension comme flottant dans l’espace. De dos accroupi, « il » semble téléphoner. On pourrait entendre le murmure d’une voix. Nous sommes là et nous n’y sommes pas. Et lorsque le corps se dévoile c’est avec pudeur et sans fard. Cela demeure un mystère, celui de cette peinture intense et silencieuse, absente de dissonance, accordant pérennité au peu, au presque rien d’un instant vécu, condamné à l’enfouissement ou la dilution : une peinture rythmée par le sentiment et l’émotion.
De tailles modestes et de formats carrés, peintes sur bois et de tons chauds pour mieux diffuser la lumière et laisser entrevoir la chose à voir juste esquissée, comme un effleurement, les œuvres de Marcela D’Ortenzio ont ce petit « quelque chose » d’un journal intime; ce sont des fragments de réminiscences, des confidences où l’intime se love dans le rêve éveillé, un entre deux de la conscience et de la perception. Devant leur grande délicatesse et leur sincérité non feinte, la discrétion devient évidence. Par la subtilité de leur lumière ne distinguant pas le diurne du nocturne, une écriture sobre, économe de tons, un classicisme formel élégant renforcé par l’utilisation du bois comme support et du petit format « on » pourrait un temps apparenter ces œuvres, indirectement, à celles de la peinture néerlandaise et même de celles des terres scandinaves du grand nord de l’Europe. Mais les réduire à un seul champ pictural serait néanmoins omettre leur singularité et la singularité de cette artiste « déracinée volontaire » de son pays de naissance l’Argentine « vraie fausse sœur jumelle » de notre vieille Europe, leur ajoutant une dimension onirique et allégorique, très narrative et évocatrice propre à la culture latino-américaine où le rêve déborde souvent le réel assombri de nombreuses blessures et drames, abolissant les frontières très cartésiennes du corps et de l’âme, du sensuel et du spirituel, d’Eros et Thanatos. « Mes temps intérieurs sont longs » dit-elle souvent dans un sourire. L’aspiration d’une conscience déterminée, au voyage au grand voyage, celui de l’éveil. Et sans aucun doute de l’éveil Artistique. Cela fait trente-cinq ans que Marcela D’Ortenzio vit en France, arrivée un jour heureux d’Août 1989. Architecte diplômée de la Faculté de Buenos Aires, elle a toujours peint, exprimant ainsi sa très grande sensibilité et la richesse de son monde intérieur de « l’entre deux cultures » et de ce « temps long » précieux pour elle correspondant si bien à cette discipline artistique difficile et exigeante. Puis ce désir de peindre devint plus rare, se mit en retrait progressivement comme un effacement muet.
Elles étaient là, soigneusement posées dans l’atelier, attendant patiemment d’être réveillées et peut-être juste leur éveil. Il fallait les montrer et les voir enfin. Une première fois. Parce que talentueuses et incarnées. Et pour ne pas regretter. Le temps passe vite et s’écoule lentement « on vieillit, on vieillit » écrivait le poète Mathieu Bénézet*; quoi faire après ? Ouvrir une fenêtre, s’émerveiller à nouveau de la beauté simple des choses. Un éclat de lumière égaré, les reflets du ciel, le bruissement des feuilles, la fragilité d’une fleur et la grâce du chat alangui profitant du soleil. S’apaiser, se reposer et peut-être s’assoupir. Redevenir invisible. Attendre l’esquisse. Espérer l’ébauche. Pour retrouver l’élan de l’insouciance, la flamme, la lumière intérieure. Et poursuivre le voyage, celui de la peinture.
« Il n’y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve ou on l’accomplit » René Char
( Eloge d’une soupçonnée)
Pour Marcela
Denis MARTIN Avril 2024
*Préau des Collines N° 10