9.4.12

"Le Hublot" par Catherine RAVELLI

Pauline CASTAING, Développement, terre cuite patinée, 28 x 25 x 30 cm

[…] J’empruntai donc l’étroite voie bordée de troènes malingres qui longeait des habitations sombres et, apercevant au loin la lueur du Hublot éclairant les pavés, je pressai le pas. Cela me plaisait bien cette histoire. Cette galerie ouverte sur la place où, à la sortie de l’école, les enfants jouaient, se battaient ou se crachaient dessus pendant que les mamans un instant détendues discutaient entre elles, cette galerie pour une seule œuvre, cette galerie qui subvertissait toutes les règles du marché de l’art, puisque aussi bien par trois fois des gens célèbres l’avaient honorée pour rien, ou juste pour elle. Cette galerie ouverte aux rêveurs et aux acharnés, à ceux qui passent pourvu qu’ils osent, cette galerie soudain me parut très précieuse, ce Hublot intriguant. 

À hauteur de passant en effet, une fenêtre ronde, un hublot donc, grand comme une table conviviale, trouait un mur aveugle. Vivement éclairée, elle rayonnait jusqu’au tiers de la place où son double semblait flotter. Sur une espèce de cube, comme buvant la lumière, des hommes de plâtre blanc, bruyants, gesticulaient, affirmaient leurs idées en scandant des mots d’ordre. Ils faisaient la moitié de ma taille, mais exposés au niveau de mes yeux, j’ai craint un instant qu’ils ne s’échappent du Hublot et au passage me piétinent sans vergogne. 

Finalement, c’est ce qu’ils ont fait.

Rivés au sol, immobiles, ils avancent, la pesanteur pourtant accable leur course fictive, ce n’est pas un mouvement, mais une idée de mouvement qui les propulse ainsi. Ils marchent. Le pli d’un pantalon, réaliste, l’atteste. C’est une sculpture dans un hublot. Leurs jambes figées donnent le branle aux torses, qui sous l’impulsion se fragmentent et se brisent, se diffractent. Les épaules de ces hommes subvertissent le figuratif de leurs jambes entravées. Ils marchent. Le haut de leur corps et leurs voix se lovent dans l’abstrait du geste, forcément péremptoire. Ils marchent. Malgré le lourd lest de leurs souliers épais, ils marchent. Si nous ne le savons, eux savent où ils vont. Ils marchent. Leurs têtes explosées témoignent que ce qu’ils veulent excède leur enveloppe. De bas en haut la forme s‘émancipe, se rompt, se reconstruit dans une autre logique, celle où les choses enfin sont montrées comme elles sont. L’autonomie saisie et démontrée. Mais comment ? Comment peut-on élaborer une sculpture agitée et bruyante et réussir ainsi, suivant une simple verticale, en une banale ascension à peine suggérée, à passer du pesant qui vous plombe au léger impalpable ? Il est bientôt minuit ; je regarde le Hublot, je regarde dans le Hublot en pensant que pour la première fois de ma vie, j’ai envie d’acheter une sculpture, de l’avoir pour moi, pour qu’elle réorganise l’espace qu’on lui impose. […]

Alors, la honte m’envahit et pour la seconde fois je me suis mise à fuir, à fuir, éperdue, devant une sculpture. […]

Catherine RAVELLI
extrait de la nouvelle "Le Hublot" (*)
Accident voyageur, 2011, La Feuille de thé éditeur


(*) Texte inspiré par les sculptures de Pauline Castaing